Mes parents ne peuvent pas se rendre l’été au Liban.
Il me semble nécessaire de revenir un peu en arrière pour rétablir certains faits de la guerre : le 17 mai 1983, un accord israélo-libanais avait été signé, accord abrogé moins d’un an plus tard, mais qui aura amené l’armée israélienne à se retirer d’une partie du territoire libanais.
Après le départ des Israéliens, une guerre fratricide entre chrétiens et druzes à coups de massacres et de siège sanglant dans la montagne a fait fuir des milliers de chrétiens.
Vint ensuite la période de la « guerre des camps », enfin c’est ce que j’apprends dans les livres même si j’en ai franchement assez. Malgré les notes constantes que je prends sur des carnets pour m’y retrouver (j’ai noté en majuscules et surligné en jaune pour cette période : « Siège des camps palestiniens »), je ne sais plus qui tire sur qui, qui se bat contre qui, qui s’allie contre qui. J’atteins le paroxysme de ce charabia à la lecture de certains paragraphes où je me crois devant le sketch des Inconnus sur la guerre du Liban : « La participation de la Syrie à la répression du mouvement islamiste Al-Tawhîd à Tripoli en 1985 et son soutien au mouvement Amal contre la milice sunnite des Murâbitûn et lors de la “guerre des camps” (1985-1987) contre l’OLP, constituent les exemples les plus marquants de la stratégie de guerre par procuration. […] Damas s’appuie en outre sur les Ahbâch (Association des projets de bienfaisance islamique) ou AFBI, une organisation sunnite se réclamant du soufisme […] engagée en politique à travers l’action sociale au sein d’un important réseau associatif. Assad utilise les Ahbâch pour desserrer l’emprise du Fatah de Yasser Arafat sur les réfugiés des camps. »
Usé par ces balivernes, je referme les livres et je réalise qu’après tout, ce qui m’intéresse, c’est l’histoire de mes parents. Que les autres se soient tirés dessus ou non et dans tous les sens qu’ils le souhaitent, peu m’importe.
Ma mère ne se souvient plus si l’aéroport était fermé ou si les combats étaient si intenses qu’il était impossible de se rendre au Liban mais elle a besoin de soleil, elle veut que Yala nage aussi. Elle insiste auprès de mon père : « On doit montrer la mer, le soleil, le sable à notre fille. Elle doit voir que la vie, c’est autre chose que le gris parisien et l’enfer libanais. »
Un ami de mon père leur propose de prendre sa maison à Mojácar. Mes parents ne se sont jamais rendus en Espagne mais ma mère en a envie, ses amies lui ont raconté qu’on y prend une couleur qu’on ne prend nulle part ailleurs. Même si les nouvelles sont mauvaises, même si avec mon père ils n’arrivent pas à penser à autre chose que la guerre, elle a besoin de se changer les idées. Sur les photographies qu’ils ont prises de ces vacances, le contraste est flagrant entre le paysage idyllique, les maisons blanches, le bleu du ciel et de la mer et les visages renfrognés de mes parents qui ne sourient jamais.
Mon père est méconnaissable, il est barbu lui qui n’a jamais supporté d’avoir trois millimètres de barbe sur le visage. Il n’aime ni la chaleur ni la mer mais il se sent un peu chez lui en Espagne. Pour lui, les Espagnols sont des Arabes. Ils leur parlent même en arabe. Il dit que l’espagnol a plus de mots en commun que l’anglais avec l’arabe, alors pourquoi parlerait-il anglais ?
Ma mère, elle, reste des heures à bronzer. Le soleil lui permet d’oublier les malheurs de la vie, c’est une amnésie merveilleuse. Sa peau deviendra noir cuivré, elle prendra la couleur de la terre espagnole.
Ce remède au soleil, elle nous l’a prescrit très tôt à Yala et moi. De dix heures du matin à vingt heures, elle nous laissait à la mer sans crème solaire ni casquette. Sur nos photos d’enfance d’été, nous ressemblons ma sœur et moi à deux bonbons au caramel.
Les pages dans l’album de famille à Mojácar sont avant tout réservées à Yala. Yala sourit sur toutes les photos. C’est lors de ce séjour qu’elle essaiera le surf pour la première fois et en deviendra passionnée. Elle nage à moitié nue, elle aime ces vacances, ces plages de sable où elle peut courir dans tous les sens, pas comme au Liban où notre mère ne l’emmène qu’à des plages de galets ou de rochers. Elle adore discuter avec les enfants de son âge. Ne pas parler la même langue lui permet d’inventer de nouveaux moyens de communication. Elle parle avec les mains, elle grimace, elle fait le poirier. Elle me rappelle comment notre père se contorsionnait lorsqu’il était metteur en scène pour se faire comprendre par ses comédiens.
Les photos de Yala qui danse le flamenco au milieu de chanteuses andalouses sont une merveille. Arrivée sur une place, elle avait aperçu ces femmes dans leur tenue colorée. Elle avait enlevé ses chaussures et les avait rejointes. Dans sa petite robe blanche, elle tournait, tournait et tournait au rythme de la musique. Devant Yala qui dansait, mon père croyait de nouveau à la vie. Sa fille, c’était son espoir, sa respiration dans ce monde si sombre. Ma mère, elle, se reconnaissait en elle.